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LE 6ème SENS




INTRODUCTION

      Vous connaissez tous les cinq sens : la vision, le goût, l’ouïe, le toucher et l’odorat. Et si nous vous disions qu'il existe un "6ème sens", qui n'est ni exceptionnel, ni rare, ni magique, ni le fruit de notre imagination… Un sens si familier et naturel qu’il nous est inconscient… ? Si vous n'avez pas encore quitté le site à toute vitesse en vous lamentant sur notre état mental, peut-être serez-vous étonné d'apprendre que ce 6ème sens, non seulement nous le possédons tous, mais qu'en plus il nous est quasiment indispensable pour vivre, et que malheureusement, comme bien souvent, nous ne prenons conscience de son importance qu'une fois qu'il a disparu… Peut-être allez-vous lire cet article finalement…


LE 6ème SENS

SHERRINGTON
      Le "6ème sens", c’est la PROPRIOCEPTION.
      Sherrington, l’a mise en évidence en 1890, et la définit comme "le flux sensoriel continu, mais inconscient, qui traverse les parties mobiles de notre corps (muscles, tendons, jointures) et grâce auquel leur position, leur tonus et leur mouvement sont en permanence contrôlés et adaptés d’une façon qui nous demeure cachée en raison de son caractère automatique et inconscient".

      La proprioception nous permet ainsi, en plus de gérer nos mouvements et postures, d’éprouver notre corps comme "nôtre". Elle fait partie intégrante de notre identité physique, mais aussi psychique car elle lui sert de contenant. En quelque sorte, c'est elle qui nous fournit à chaque instant la sensation que nous existons, celle qui fait que même sans voir notre corps, nous savons qu'il n'a pas disparu.

      Mais imaginez-vous maintenant que vous perdiez votre proprioception…


ET SI...

      Est-il possible de perdre ainsi le sens de nous même, est-il possible de perdre la certitude que notre corps existe ?
      Dans son recueil de cas de patients atteints de troubles neurologiques surprenant (L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Editions du Seuil, collection Points Essais, 1985), le neurologue anglais Oliver SACKS fait le récit d’une jeune femme souffrant de troubles proprioceptifs, de la tête au pied :
Christina était une jeune femme âgée de 27 ans, devenue du jour au lendemain instable sur ses pieds. Ses mouvements étaient aussi gauches et désordonnés, sans pour autant qu'elle s’en rende compte. Elle faisait par exemple tomber tout ce qu’elle tenait dans ses mains. Très vite, elle ne fut plus capable de se tenir debout seule, à moins de regarder ses pieds : son corps se dérobait sous elle, ses mains tombant mollement le long de son corps. Son visage lui-même était privé d’expression : Christina se disait désincarnée.


COMMENT EST-CE POSSIBLE ?

      Des examens neurologiques montrèrent que les lobes pariétaux (qui reçoivent les informations sensorielles) fonctionnaient parfaitement, mais sans que rien ne fonctionne avec eux. Des tests électriques des fonctions nerveuses et musculaires mirent en évidence un déficit de sensibilité dans les jointures, les tendons et les muscles due à une polynévrite aiguë, (c'est à dire une infection aigue du système nerveux) exclusivement sensorielle, affectant les racines sensorielle des nerfs de la moelle épinière et du crâne, d’un bout à l’autre de l’axe cérébro-spinal.
      En français : le circuit des propriocepteurs, les récepteurs sensoriels de la proprioception, était lésé à cause de l’infection nerveuse.

      Cette "cécité du corps" pour lui-même était à l’origine du malaise ressenti par Christine. Elle éprouvait son corps comme mort. Elle n’arrivait plus à se l’approprier,il lui paraissait irréel et déshabité. Parfois, elle doutait même d’avoir été, un jour, normale. SACKS le traduit ainsi : "en perdant la proprioception, elle perd l’ancrage organique fondamental de son identité".

SHERRINGTON
      Descartes, bien avant les neurologues et même les psychologues, avait pressenti cela et l’exposait dans les Méditations métaphysiques (1641). Il remarque que nous n’utilisons pas notre corps comme un vulgaire outil extérieur à nous même, le corps n’est pas une chose comme les autres, "il est Mon corps". Nous ne prenons pas connaissance de son état comme un capitaine constate les avaries sur son bateau, à distance, sans douleur. Je ne constate pas les lésions de mon corps, je les ressens violemment ; mon corps, c’est moi. Je n’ai pas un corps comme on a une voiture ; je suis étroitement uni à lui, bien plus, je ne forme qu’un seul tout avec lui.
      FREUD a également réussi à traduire ce sentiment grâce à la notion de Moi-corps. Il considère que nous avons tous un Moi psychique et un Moi-corps qui est la base du soi. Un déficit de cette nature entraîne donc un sentiment de dépersonnalisation, il manque quelque chose à Christine pour qu’elle se sente comme un tous, un individu.

      Pour en revenir à Christina, elle dû apprendre à se servir de ses autres sens pour compenser la perte de proprioception. Elle réapprit à marcher en regardant ses jambes, mais sitôt qu’elle regardait ailleurs ou que son attention était détournée de sa tâche, elle "perdait" ses jambes. Sans la vue, elle était perdue dans son propre corps.
      Elle réussit tout de même à reprendre une vie normale mais ses gestes restaient exagérés, maniérés, malhabiles. Le regard des autres la fit beaucoup souffrir : était-elle folle, était-elle ivre ? "Non, j’ai perdu toute proprioception".


CONCLUSION

      Aujourd’hui encore, la société manque de mot pour décrire cette privation car elle est peu connue et (heureusement) rare. Le sens qui nous est peut-être le plus important, est aussi peut-être celui que l'on connaît le moins, et celui auquel nous prêtons le moins d'attention. Comment aider ces personnes ? Tel est aujourd'hui le sort de ceux dont les sens cachés sont déréglés.

      Et en dépit de la guéguerre qui anime psychologues et médecins (et dans ce cas précis les neurologues) pour savoir si nous l’on peut considérer le psychisme humain uniquement sous le versant psychologique ou plutôt uniquement comme le résultat de phénomènes biologiques, la proprioception illustre bien ce qu’est en vérité l’homme, un être complexe dans lequel se mêle psychologie et biologie, âme et mécanique.
      Espérons que psychologues et médecins feront un jour de même et travaillerons réellement main dans la main, dans l’unique but non pas de faire valoir une quelconque supériorité ou reconnaissance de leur statut ou discipline, mais dans celui de "guérir" et aider les malades.




Pour aller plus loin...

Oliver SACKS   L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau   Ed. du Seuil, collection Points, séries Essais, 1988. Un recueil de cas pathologiques émouvant et drôle. Et parce qu’il se centre plus sur le coté humain de la maladie que les détails des lésions neurologiques, il est à mettre en toute les mains.

Oliver SACKS   Sur une jambe   Ed. du Seuil, collection Points, séries Essais, 1987. Rapidement évoqué dans L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, l’histoire d’un homme qui ne reconnaît pas sa jambe gauche. Un autre cas étonnant lié à la proprioception.

Robert RIGAL   Des cours de Biologie et de Physiologie, dont un (dans KIN 2000) sur la proprioception.

Jean HAMANN   Comment le cerveau privé de proprioception s'y prend pour évaluer le poids des objets.

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