Michel Gironde est Psychologue clinicien. Il exerce en milieu carcéral auprès de délinquants sexuels. Nous l'avons rencontré afin qu'il nous parle de son activité, mais aussi pour aborder le fonctionnement psychologique des personnes qu'il est amené à prendre en charge.
Auprès de quelles personnes et dans quelles circonstances intervenez-vous en prison ?
A raison de combien de fois par semaine les voyez-vous en général ?
La fréquence peut varier d'un entretien par semaine à un entretien toutes les trois semaines. La durée peut aller d’une heure (voire plus pour un premier entretien) à quinze minutes. Durée et fréquence sont modulées en fonction de l’étape de la thérapie, et de l’état psychologique du patient.
Quel est votre rôle ? Quels objectifs sont fixés par la justice ?
Je n’ai aucun objectif fixé par la justice, je n’ai aucun compte à rendre à la justice, je travaille dans le cadre de la psychiatrie de secteur. Mon rôle est d’aider les gens à vivre le temps de l’incarcération, et à supporter le traumatisme de l’incarcération qui peut avoir des effets dévastateurs sur un psychisme souvent fragile. Il s’agit aussi d’aider les détenus à s’approprier la peine, à en comprendre le sens et à préparer l’avenir en évitant de retomber dans un système de récidive permanent.
Vous fixez-vous des objectifs personnels ?
Mon but est d’arriver à leur faire prendre conscience de la portée de leurs actes et de la nécessité de la sanction, afin qu’elle ne soit pas vécue sur un mode persécuteur, mais comme la conséquence d’un acte dont ils assument la responsabilité. Il s’agit de les accompagner dans la prise de conscience de la nécessité de tenir compte des conséquences de leurs comportements sur les autres, et d’accéder ainsi à une plus grande responsabilité par rapport à leurs actes.
Le temps que vous passez avec les détenus vous semble-t-il suffisant ?
Absolument pas, il y aurait du travail pour un psychologue à temps plein sur une maison d’arrêt de 110-120 détenus et je suis é 60% de temps sur deux maisons d’arrêt, ce qui représente un effectif de 220 à 250 détenus environ.
Peut-on garder une position neutre, une "neutralité bienveillante", faire preuve d'empathie, lorsque l'on exerce en prison et donc face à des détenus ? Le rôle et la position traditionnels du psychologue sont-ils mis à mal par l'environnement de la prison ?
En tant que psychologue clinicien on ne peut que se positionner du côté du sujet, ce qui implique la capacité de rester neutre. Si on considère que face à certaines personnes ou à certains actes on ne peut pas garder cette position neutre à ce moment là on a la possibilité de ne pas accepter certains détenus. Il ne m’est jamais arrivé de refuser d’emblée des patients pour ce qu’ils avaient fait, (pour ainsi dire sur dossier) mais il m’est arrivé de garder une distance suffisante pour qu’il n’y ait pas de suite et de ne pas proposer d’autres entretiens, parce que je sentais que je n’étais pas capable d’assumer un contre-transfert trop négatif et par conséquent difficile à gérer.
Pouvez-vous nous donner le(s) motif(s) de leur incarcération ?
Ils avaient commis des actes de barbaries sur des enfants. Et j’avais par ailleurs suffisamment d’éléments cliniques pour savoir que j’étais face à des cas psychiatriques lourds avec lesquels je n’avais aucun levier thérapeutique.
Voulez-vous dire que vous ne pouviez rien pour eux ?
Cela veut dire que je considérais effectivement que je ne pouvais pas faire grand-chose pour eux. Il y a très peu d’écris et d’expériences cliniques dans ce domaine là, c’est une population que personne ne veut prendre en charge.
On peut ne conserver et tenir une position de psychologue clinicien que si l’on ne se positionne pas du côté de la morale et si on considère les détenus comme des patients ayant un trouble psychologique (de l‘adaptation sociale, du comportement, de l’orientation sexuelle….). On reste alors dans le cadre thérapeutique, et l’on peut respecter le sujet délinquant et l’écouter sans avoir bien sûr aucune complaisance pour ses actes, et à condition de rappeler le cadre de la loi et la nécessité de la peine.
Une thérapie vous semble-t-elle efficace ou envisageable lorsque les personnes ne se présentent que sur injonction ?
Il y a une certaine marge de manœuvre, mais elle est tout à fait mince et ténue parce que tous les détenus qui s’adressent à moi viennent avec une demande "biaisée" dans la mesure ou ils pensent que consulter le "psy" leur rapportera "des bons points" pour le procès et sera la preuve de leur bonne volonté (cette illusion est par ailleurs largement entretenue par le discours de bon nombre d’avocats). A partir de là, c’est au clinicien de faire quelque chose de cette demande et de la repositionner. J’explique d’emblée aux détenus que de toute façon je ne fourni aucun élément à la justice et que ce que l’on traite ici ce n’est pas la préparation de leur défense, mais que s’ils sont désireux d’accéder à une meilleure compréhension de ce qui a rendu possible les actes pour lesquels ils sont incarcérés, je suis là pour les accompagner dans cette démarche. Le but est de rencontrer, d’entendre et de faire faire aux sujets incarcérés acceptant de rencontrer le clinicien, l’expérience de la mentalisation.
Comment êtes-vous perçus pas les détenus ? Le transfert est-il particulier ?
Il n’y a bien entendu pas de réponse univoque. Avec cette population on a en permanence à faire à des tentatives de manipulation. Ils sont sans cesse en train d’essayer d’induire chez nous une complaisance pour ce qu’ils ont fait, et de se positionner comme victimes : de la justice, de l’appareil judiciaire, de la société… Notre rôle est de repositionner cela et on ne peut le faire que si l'on se présente en dehors de la justice, comme quelqu’un de non jugeant, qui est là pour les aider à quelque chose qui ressemble à de l’introspection, et à un processus de subjectivation. C’est à nous de percevoir si cette remise en question est sincère ou pas, et jusqu’où elle peut aller en fonction des ressources psychiques et de la plus ou moins grande rigidité des mécanismes de défense du sujet.
D'après-vous les détenus ont-ils conscience de leurs actes, de leurs conséquences ? Sont-ils capables de décentration ? Peut-on dire qu'il y a une conscience des actes mais pas de compréhension de leurs conséquences ?
Qu'en est-il alors de la notion de culpabilité ? Est-elle présente ? Absente ? Déguisée ? Déniée ?
L’absence de culpabilité se comprend très bien si on se réfère à une grille de lecture psychanalytique, on a une grande majorité des sujets qui se présentent avec un fonctionnement profil état limite (en référence à la terminologie de Bergeret) et pour lesquels justement la reconnaissance de l’autre et de la loi pose problème parce que le conflit oedipien n’a pas été abordé ou a été partiellement occulté. Effectivement à partir de là il n’y a pas de culpabilité puisque l’autre est gommé en tant que personne.
Est-ce que certains essayent de vous convaincre de leur non culpabilité ?
Oui, ils sont sans cesse en train soit de minimiser les faits soit d’en rejeter la responsabilité sur leur entourage, mais au fond ce qui importe n’est pas de me convaincre moi mais bien de s’en convaincre eux-mêmes. C’est plus par rapport à la nécessité de garder une image de soi acceptable que par rapport à moi puisque je ne suis pas vraiment reconnu en tant que personne.
On rencontre très souvent chez les "délinquants de métiers", ceux qui correspondent le plus à la définition du psychopathe telle qu’on l’entend habituellement, une absence totale de culpabilité, mais c’est une population qui s’adresse peu aux psychologues.
Par contre on trouve chez les délinquants sexuels quelque chose que l’on peut prendre de prime abord pour de la culpabilité mais qui en fait relève plus de la honte dans le sens où la culpabilité prend en compte l’autre en tant que personne alors que la honte renvoie à l’image que l’on a de soi. On peut rencontrer chez une même personne de nombreuses hésitations oscillations entre la honte et la culpabilité et souvent on travaille sur cette marge relativement floue. En fait il existe une différentiation difficile, voire une confusion entre ces deux notions, la honte étant du registre narcissique alors que la culpabilité intègre la dimension de l’objet. La grille de lecture qui me semble être la plus pertinente avec la population carcérale est celle de Bergeret avec la lignée névrotique, la lignée psychotique et l’aménagement état limite. En milieu carcéral on rencontre de nombreux sujets dont on ne peut dire avec certitude s'ils sont psychotiques ou névrosés et qui sont dans un mode de relation à l’autre très particulier, (relation d’objet anaclitique, déni du narcissisme de l’autre) et à partir de cette grille de lecture, on peut mieux comprendre leur absence de culpabilité.
Dans une approche psychanalytique, avez-vous observé des particularités du surmoi, de l'idéal du moi, du narcissisme chez les détenus ?
Y a-t-il un détenu dont vous vous souvenez tout particulièrement ? Pour quelles raisons ? Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Oui, je me souviens d’un épisode très représentatif de cette notion de reconnaissance de l’autre, de prise de conscience de l’autre comme "un autre soi-même". C’est un homme d’à peu près 50 ans qui avait commis des attouchements sur des jeunes filles de 12, 13 et 14 ans. Il se présentait avec un discours très mortificatoire : "Je suis coupable, je suis le dernier des derniers, c’est pas beau ce que j’ai fait". Mais quelque chose sonnait faut, on sentait un discours appris, même si l’on ne pouvait douter de sa bonne volonté consciente, on pressentait qu’en fait il n’avait pas réellement intégré la portée de ce qu’il avait fait. Il savait que c’était grave parce qu’il était en prison et que ça lui avait coûté une peine carcérale et des dédommagements aux victimes, il voulait sincèrement faire tout ce qu’il fallait pour s’amender et payer sa dette sociale, mais on sentait que ce n’était pas intégré sur le plan affectif, un discours détaché. Cependant j’avais le pressentiment qu’il n’était pas loin d’une prise de conscience réelle, et pour qu’il puisse se représenter ce que pouvait provoquer chez un adolescent, un rapproché sexuel imposé avec un adulte, je lui ai demandé de s’imaginer ce qu’il aurait ressenti si à 12 ans, sa mère (qu’il idéalisait beaucoup) l’avait contraint à des attouchements et l’avait embrassé sur la bouche. Il a peu réagit sur le moment, mais la semaine d’après il est venu à l’entretien effondré. Comme je lui demandé ce qui se passait, il m’a répondu textuellement "je vais très mal et en même temps je vais très bien. Je vais très mal parce que je suis effondré, je viens de me rendre compte de la portée de mes actes, mais je vais très bien parce que c’est la première fois de ma vie que je pleure sur quelqu’un d’autre que moi-même". Cette petite vignette clinique illustre bien combien les prises de conscience sont toujours douloureuses et combien la demande de soin et le désir de changement sont toujours très ambigus ("je vais très bien et très mal").
Vous le voyez encore ?
Cet homme a bénéficié d’une liberté conditionnelle, mais il a continué à venir en entretien chaque semaine jusqu'à sa libération. A partir de cet épisode la thérapie a pris un virage, il a pu parler de ce qui s’était passé dans son enfance et évoquer certains événements traumatiques ainsi que les affects qui y étaient liés. Grâce à cette réappropriation de son histoire, quelque chose qui était auparavant plus du côté de l’organisation perverse s’est réorienté vers un processus de névrotisation. Je pense pouvoir dire que le travail d’élaboration a rendu beaucoup plus difficile une éventuelle récidive. Et ce qui est intéressant c’est ce revirement, ce repositionnement du sujet.
Pensez-vous que certains détenus devraient plutôt bénéficier d'une hospitalisation psychiatrique que d'une incarcération ?
C’est de plus en plus vrai, on a une part de plus en plus importante de détenus qui relèveraient plus de la psychiatrie que du milieu carcéral. C’est vrai par rapport à une espèce de dérive de la société où les valeurs de la société, et du respect de l’autre sont des valeurs de moins en moins reconnues. C’est aussi dû à la politique de santé mentale qui pour des raisons économiques s’oriente vers des hospitalisations de moins en moins longues et a pour effet que les malades qu’on appelle "difficiles à gérer" sont rejetés d’une institution à l’autre. Personne ne veut ou ne peut les prendre en charge et on a un certain pourcentage de la population carcérale qui fait des allers-retours incessants entre la maison d’arrêt ou la centrale et l’hôpital psychiatrique dans une procédure d’hospitalisation d’office. La loi est faite de telle façon que, pendant leur incarcération, ils ont la même liberté de prendre ou non un traitement, et on ne peut pas les contraindre à prendre un traitement psychiatrique si on n’a pas de procédure d’hospitalisation d’office, pas plus qu’à l’extérieur. Ils sont donc privés de toute leurs libertés sauf de celle de ne pas se soigner alors qu’ils en ont besoin.
Imaginons pendant une minute que vous avez tous les pouvoirs, que changeriez-vous dans les conditions de détention et l'approche psychologique des détenus en prison ?
Bien évidemment plus de temps de psychologues, améliorer les conditions de détention qui sont tellement inacceptables au niveau de l’hygiène, de la promiscuité, du respect de la personne …. Ces conditions sont tellement mauvaises qu’au bout de très peu de temps, les personnes qui sont là se définissent comme victimes du milieu carcéral et finalement on leur fourni l’occasion de se plaindre de quelque chose et d’éviter de faire face à ce qu’ils ont fait ce qui est très dommageable et n’incite pas à une éventuelle remise en question.
Est-ce que vous pensez que le fait de se retrouver en milieu carcéral avec d’autres détenus ayant commis d’autres délits comme eux ou pire les confortent-ils dans leur position ?
L’institution pénitentiaire est particulièrement perverse, il y a un discours officiel et il y a la réalité. La loi n’est pas respectée, le respect de la personne n’est pas appliqué à l’intérieur de la prison pour de nombreuses raisons, dont la plus part sont matérielles (locaux vétustes, sous effectif en personnel, surpopulation). C’est un paradoxe inacceptable. Il y a par exemple des viols entre hommes dans les prisons et les premières victimes en sont les agresseurs sexuels. Ils sont là violés en toute impunité alors qu’ils purgent une peine sanctionnant précisément ce dont ils sont victimes. C’est un paradoxe très pervers.
Merci beaucoup d'avoir répondu à nos questions. Une dernière pour conclure : quels sont vos projets personnels ? Allez-vous continuer à exercer en prison ?
Dans les conditions actuelles, il est très de frustrant de travailler en milieu carcéral, parce qu’on ne maîtrise rien, on commence un travail avec un détenu sans savoir si on pourra le poursuivre. On est soumis aux changements de maisons d’arrêts, et aux décisions de la justice qui ne s’inquiète pas quand elle transfère un prisonnier de savoir si il a entrepris des soins psychologiques. Tout est fractionné, voire clivé, entre les différentiels intervenants et on ne maîtrise ni l’avant ni l’après. Ce sont des conditions très particulières dans un milieu très particulier. C’est extrêmement intéressant au niveau de l’expérience clinique mais je ne pense pas que l’on puisse à long terme conserver la motivation et la spontanéité nécessaires et indispensables à tout travail à visée thérapeutique. Si je dispose de plus de temps à l’avenir, je ferais des expertises psychologiques en milieu carcéral.